SAINT SYLVESTRE
Vite,
vite, vite, se dit-elle en préparant rapidement son sac à main, prenant ses
clés de voiture sur le buffet et calant le petit Kaleb sur son côté droit.
Nous sommes le 31 décembre à Hayden, dans l'Idaho, et c'est la dernière ligne
droite pour faire les courses. Dans la famille de Ruthie, on prépare nouvel an
chacun son tour, et cette année c'est à la jeune femme de confectionner le
repas de la Saint Sylvestre. Certes le menu est choisi, prêt - du moins dans sa
tête -, ne reste plus qu'à le préparer pour les seize invités de ce soir. Elle
croyait avoir tout planifier, n'avoir rien oublié, mais, en voulant farcir le
chapon, elle se rend compte qu'elle a oublié un ingrédient essentiel, un arôme
qui doit à coup sûr susciter l'engouement des convives.
Jeffrey, son époux, est retenu au travail jusque 19h, et elle ne peut pas lui
reprocher car elle a accepté qu'il cumule des heures pour enfin pouvoir payer
la mutuelle adéquate pour le petit Kaleb.
D'une main experte, elle accroche le bébé dans le siège auto, balance son sac
sur le siège passager et s'installe enfin. Le temps d'expirer bruyamment, de
vérifier son allure sur le miroir de courtoisie et la voilà partie vers le
supermarché de la ville pour acheter ce fameux ingrédient.
Rien qu'en pensant au fait que le parking sera aussi bondé que le magasin
(réveillon oblige), une perle de sueur glisse le long de sa tempe. Ruthie
conduit nerveusement, elle accroche plusieurs fois les vitesses, arrive même à
faire hurler le moteur sans le vouloir vraiment. A croire qu'en ce jour
particulier tous les habitants d'Hayden ont décidé de prendre leur temps !
Un tour, deux tour, et puis au troisième tour de parking, une Chevrolet rouge
libère une place. Enfin! Après coup, elle se demandera furtivement
comment elle a réussi à ne pas accrocher les voitures stationnées en se garant,
tant elle est énervée. Pour l'heure, elle s'active, sort du véhicule, libère
Kaleb et le place sur le siège du chariot de courses.
A l'intérieur, forcément, c'est la cohue. Les rayons dégoulinent de provisions,
les clients font du sur place ou tentent désespérément de se déplacer avec
rapidité dans les allées. Pendant ce temps, Kaleb ressent l'énervement de sa
mère qui frise l'exaspération, il s'agite, couine, demande doudou.
- Doudou? M.... je l'ai oublié se rend compte soudain la jeune femme. Il ne
manquait plus que ça! Kaleb est d'un tempérament calme, elle pense lui confier
son jeu de clés pour le faire patienter, mais se reprend aussitôt, de peur
qu'il le perde. Tout à coup, une idée lui vient, qui sur le moment, lui semble
tout à fait appropriée.
- Tu vois mon chérie, maman a oublié doudou mais elle n'a pas oublié son sac
magique. Il y a plein de surprises à l’intérieur !
Kaleb la regarde d'un air intrigué, ses yeux bleus perçants la scrutant comme
si elle était une marionnette qui tentait de lui jouer un bon tour. Ainsi, il
se retrouve avec un sac à main, ouvert, à portée de ses petites mains blanches
et potelées.
Pendant que le bébé commence son exploration, Ruthie a arrêté le chariot dans
le bon rayon. Ne reste plus qu'à trouver l'ingrédient qui lui vaut tant de
stress. Forcément, il n'est pas à portée de main; forcément aucun vendeur ne se
trouve dans les parages pour l'aider; et forcément lorsqu'elle le localise,
elle est trop petite pour le saisir. Alors, elle décide de grimper sur le petit
marche pied du chariot, face à Kaleb qui vient de faire une bien étrange découverte
: l'arme de sa maman qui traîne au milieu des mouchoirs, du poudrier et des
papiers divers et variés.
Ruthie ne s'est pas rendu compte que son petit a pris en main le pistolet.
Ruthie n'a pas vu non plus qu'il l'a pointé sur elle pour jouer aux cow-boys
comme à la télé. C'est quand elle s'est retournée et a reçu une balle en plein
cœur qu'elle s'est soudain souvenue - le temps d'une fraction de seconde- qu'il
y avait un objet dangereux dans le fameux sac magique.
Elle s'effondre, les yeux grands ouverts, la main tenant encore le flacon de
gingembre, et Kaleb, surpris par la déflagration, se met à hurler.
©Virginie Neufville / 2018