SAMOSELY (1)

 


Encore une fois, elle n’avait pas dormi. C’était devenu une habitude depuis la catastrophe. Après le stress et l’anxiété essentiellement dus à la désinformation et aux folles rumeurs – son voisin ne lui avait-il pas raconté qu’il connaissait quelqu’un qui avait vu, oui vu, des torches humaines courir en tous sens dans le village deux heures après l’événement ! – elle avait repris sa routine quotidienne car c’est ce qui la rassurait le plus.

Mais la nuit, le bruit des moteurs des camions brisait et scandait le silence. On les entendait venir de loin, forcément, et les remorques semblaient pousser des cris lorsque les véhicules passaient sur des nids de poule. On aurait dit les bruits que font les tôles des granges des fermes voisines lorsqu’une tempête s’abat. Avec le recul, un gros coup de vent était plus rassurant ; c’était un phénomène naturel qui aurait forcément une fin, sauf que là, les camions venaient chaque nuit, se garaient et après…

Depuis la fenêtre de cuisine de son petit appartement au quatrième étage de son immeuble décrépi, elle avait normalement une vue plongeante sur la place où se déroulaient les manœuvres. Or, depuis la catastrophe, les réverbères publics semblaient s’être éteints définitivement. L’obscurité était encore plus noire, les ombres encore plus étranges, et son imagination de plus en plus débordante. Malgré tout, elle se postait, observait à travers la vitre, cherchant à comprendre ce qui se passait.

Les camions, ils étaient cinq ou six, cela dépendait, vomissaient leurs créatures masquées et armées. On aurait dit des chevaux de Troie libérant leurs soldats parés à envahir les rues du village. Avec le temps, elle attendait avec impatience la pleine lune, jadis compagne de ses insomnies, car ses rayons blafards offraient au moins du contraste. Alors, c’était un tout autre spectacle qui se livrait devant ses yeux habitués à l’obscurité. Elle comprenait que les créatures masquées de son imagination étaient des hommes (ou des femmes ?) qui avaient revêtues des combinaisons blanches, et des masques à gaz. Leurs armes ressemblaient à des aspirateurs à feuilles.

Chaque nuit, ces individus se déployaient en petits groupes vers les quatre points cardinaux de la cité, tandis que d’autres restaient sur place et, à l’aide de la machine portative, se mettaient à arroser copieusement le sol.

Bizarre, se disait-elle. Nous sommes en mai, c’est le printemps, mais pourquoi arroser une zone où rien ne pousse ?

Bizarre.

Au bout de trois ou quatre heures d’activité ininterrompue, ils partaient comme ils étaient venus.

Oh, elle n’était pas bête, même si les voisins avaient tendance à croire le contraire puisqu’elle ne sortait quasiment jamais de chez elle, et se mêlait peu à la vie de l’immeuble. Elle n’aimait pas les gens, c’est tout, et depuis la mort de sa mère qui vivait avec elle, elle souffrait d’agoraphobie. Elle avait donc compris que ce ballet nocturne était en relation avec l’événement qui avait eu lieu à moins de trente kilomètres de chez elle. De toute façon, rien ne tournait plus rond depuis, à l’extérieur. La journée, des gens prenaient le bus avec quantité de bagages, les gamins pleurnichant à la main, et ne revenaient pas le soir. Pourtant, le calendrier accroché dans sa salle n’indiquait pas que c’était une période de vacances scolaires. Peu à peu, elle se rendait compte que les rues se vidaient, que des volets n’étaient plus ouverts.

Oui, quelque chose était en marche, et elle, Irina en était un témoin oculaire.

(à suivre)

@Virginie Neufville