Encore
une fois, elle n’avait pas dormi. C’était devenu une habitude depuis
la catastrophe. Après le stress et l’anxiété essentiellement dus à la
désinformation et aux folles rumeurs – son voisin ne lui avait-il pas raconté
qu’il connaissait quelqu’un qui avait vu, oui vu, des torches humaines courir
en tous sens dans le village deux heures après l’événement ! – elle avait
repris sa routine quotidienne car c’est ce qui la rassurait le plus.
Mais
la nuit, le bruit des moteurs des camions brisait et scandait le silence. On
les entendait venir de loin, forcément, et les remorques semblaient pousser des
cris lorsque les véhicules passaient sur des nids de poule. On aurait dit les
bruits que font les tôles des granges des fermes voisines lorsqu’une tempête
s’abat. Avec le recul, un gros coup de vent était plus rassurant ; c’était
un phénomène naturel qui aurait forcément une fin, sauf que là, les camions
venaient chaque nuit, se garaient et après…
Depuis
la fenêtre de cuisine de son petit appartement au quatrième étage de son
immeuble décrépi, elle avait normalement une vue plongeante sur la place où se
déroulaient les manœuvres. Or, depuis la catastrophe, les réverbères publics
semblaient s’être éteints définitivement. L’obscurité était encore plus noire,
les ombres encore plus étranges, et son imagination de plus en plus débordante.
Malgré tout, elle se postait, observait à travers la vitre, cherchant à
comprendre ce qui se passait.
Les
camions, ils étaient cinq ou six, cela dépendait, vomissaient leurs créatures
masquées et armées. On aurait dit des chevaux de Troie libérant leurs soldats parés
à envahir les rues du village. Avec le temps, elle attendait avec impatience la
pleine lune, jadis compagne de ses insomnies, car ses rayons blafards offraient
au moins du contraste. Alors, c’était un tout autre spectacle qui se livrait devant
ses yeux habitués à l’obscurité. Elle comprenait que les créatures masquées de
son imagination étaient des hommes (ou des femmes ?) qui avaient revêtues
des combinaisons blanches, et des masques à gaz. Leurs armes ressemblaient à
des aspirateurs à feuilles.
Chaque
nuit, ces individus se déployaient en petits groupes vers les quatre points
cardinaux de la cité, tandis que d’autres restaient sur place et, à l’aide de
la machine portative, se mettaient à arroser copieusement le sol.
Bizarre,
se disait-elle. Nous sommes en mai, c’est le printemps, mais pourquoi arroser
une zone où rien ne pousse ?
Bizarre.
Au
bout de trois ou quatre heures d’activité ininterrompue, ils partaient comme
ils étaient venus.
Oh,
elle n’était pas bête, même si les voisins avaient tendance à croire le
contraire puisqu’elle ne sortait quasiment jamais de chez elle, et se mêlait
peu à la vie de l’immeuble. Elle n’aimait pas les gens, c’est tout, et depuis
la mort de sa mère qui vivait avec elle, elle souffrait d’agoraphobie. Elle
avait donc compris que ce ballet nocturne était en relation avec l’événement
qui avait eu lieu à moins de trente kilomètres de chez elle. De toute façon,
rien ne tournait plus rond depuis, à l’extérieur. La journée, des gens
prenaient le bus avec quantité de bagages, les gamins pleurnichant à la main,
et ne revenaient pas le soir. Pourtant, le calendrier accroché dans sa salle
n’indiquait pas que c’était une période de vacances scolaires. Peu à peu, elle se
rendait compte que les rues se vidaient, que des volets n’étaient plus ouverts.
Oui,
quelque chose était en marche, et elle, Irina en était un témoin oculaire.
(à suivre)
@Virginie Neufville